Une
main me massant la nuque, les jambes écartées, confortablement installé dans ce
qui me semble être le parfait milieu du canapé terracotta du salon, je suis
bien décidé à ne jamais m’en extraire si ce n’est pour aller me chercher une
autre bière dans le frigo qui ronronne quelque part dans la cuisine. Je suis
légèrement anxieux mais n’en laisse rien paraître. Le chat le sait et me fixe
depuis un moment du buffet en pin ciré; du moins tant que je ne l’observe pas.
Je palpe nonchalamment ma cuisse gauche et la douceur aérée du ventilo caresse
ma joue droite. Ma bière est vide. Les persiennes d’osier filtrent ce qui ressemble
à une jolie journée du mois de Mai et par la fenêtre entrebâillée, maintenant
que le disque de Ma Banlieue Flasque, cet obscur groupe français
Zappaesquo Canterbury Zeuhlien est terminé, j’entends la rumeur du peuple qui
rentre à la maison.
Il est 18h27. Je me redresse en deux temps et sans vraiment
le vouloir, jette un œil au travers de la seule fenêtre non obstruée par les
persiennes. Je poursuis d’un regard froid et concentré le dos d’une jeune femme
à l’élégance recherchée, brune, chignon ébouriffé, 1,68m, jupe anthracite à
pois gris clairs s’arrêtant juste sous le genou. Sa démarche ondoie autour de
l’axe du corps, chevilles honnêtes soutenues par de fines sandales à lanières
et à talons. Probablement 85C. Je ne discerne pas la couleur de ses yeux mais
suis certain qu’ils sont clairs. Lorsqu’elle croise un mâle, elle incline le
visage vers la droite et, bien perché derrière ma fenêtre à persiennes, je lis
dans les yeux de l’homme combien elle est canon. Sans raison elle bifurque,
quitte le trottoir et elle va traverser mais non, elle frôle un cabriolet et
balance son sac cuir naturel sur le siège passager et sans prêter attention à
la voiture qui arrive très vite à rebours d’elle, elle ouvre grand la portière
et s’engouffre. Un homme est au volant mais je n’en suis pas certain car
d’autres véhicules sont stationnés devant et le soleil scintille sur les pare-brises
mais ce n’est pas important. Ce qui est important, c’est que l’index et le
majeur gauche à moitié posé sur le rebord intérieur de la fenêtre, je sois
debout. Immobile mais debout. Je n’ai pas vu le cabriolet partir mais ce n’est
pas important. Ce qui est important, c’est être debout me dis-je. Désespérément
debout. Après avoir laissé un moment mon regard fureté dans la pinède qui
ponctue l’urbanité sauvage de ce quartier et zigzagué sur les fenêtres de
l’immeuble jaunasse, typiquement années 50 qui lui fait face, je m’arrête sur
une grande blonde à la peau blanche, coupe courte, tailleur abricot et ne puis
m’empêcher de penser à ces animaux que l’on rencontre parfois dans certaines
prairies. Genre experte comptable ou secrétaire secrétant je ne sais que trop
quoi. Elle pointe du 40. Je sais que si je continue à l’épier, c’est parce
qu’elle s’est assise sur la marche de l’entrée d’un immeuble pour avaler un
sandwich et que cette attitude contraste avec sa dignité de femme
professionnelle et parce qu’aussi, et surtout, c’est la promesse, de part mon impeccable
position sur mon impeccable perchoir, d’une vue imprenable sur une intimité qui
me répugne grave tout autant qu’elle me fascine. Elle semble le sentir et
arrange de sa main libre, la droite, son falbalas qui de toute façon ne
laissait rien apercevoir étant donné que ses jambes sont repliées du mauvais
côté… du moins pour ce qui me concerne. Mais je sais que ce n’est qu’une
question de temps. Je le sens. C’est oracle. Et après avoir plusieurs fois
douloureusement plié son menton afin de vérifier si son blanc chemisier ne
laissait pas trop déborder son cœur et son sandwich sa sauce, elle pivote un
bon coup du bassin et m’offre l’espace d’une seconde ce qu’elle s’évertue à
cacher au monde depuis qu’elle à compris qu’elle ne ressemblera jamais à ces photos
glacées qu’on lui met sous les yeux depuis le premier éveil de sa conscience,
c'est-à-dire fort récemment. C’est blanc, c’est triste, c’est caché et c’est
tant mieux. Je la quitte un instant des yeux car est entrée dans mon champ oculaire
une jolie soubrette polo blanc, pantalon bleu serré aux cuisses mais progressivement
évasé à partir du milieu de celles-ci, non pat’ d’eph cependant…
Un
bruit venant du fond de l’appartement détourne mon attention. Un bruit de
grattement sourd et angoissé. Je me demande s’il est récent ou si je l’entends
sans l’entendre depuis un moment. Avant d’aller me faire une idée plus précise
de son origine, je plonge encore un regard dans la rue mais tout le monde à
disparu. Le vent joue avec quelques vieux papiers et sacs en plastique. Je
trouve curieux qu’en un si petit laps de temps la fille au sandwich ait pu se redresser,
réajuster sa sacoche et marcher les 20 pas indispensables pour qu’elle
disparaisse de ma vue. Au bout d’un instant je me dis qu’elle s’est peut-être
engouffrée dans l’immeuble devant lequel elle était assise et face à la forte
probabilité de cette hypothèse, me résigne à l’adopter. Cependant je ne puis
m’empêcher de me demander si je l’ai bien vue, elle et toutes les autres. Un
nouveau grattement, plus net cette fois, vient me sortir de ce grave
questionnement et j’entends mon cœur battre un peu plus vite dans ma poitrine.
Il est 18h43. Je me dirige vers la porte du salon et sans m’arrêter je remarque
que le livre de Paul Diel est ouvert à revers sur le bord du canapé terracotta.
Le chat, du haut du buffet, me toise toujours avec d’énormes yeux et comme,
tout en marchant vers la porte, je soutiens son regard, il finit par le plisser
hypocritement alors qu’un nouveau grattement se fait entendre. En passant le
sas, je me souviens de ma bière vide et me dis que tout en allant me rendre
compte de l’origine de cet insupportable son, je pourrais faire un détour par
la cuisine et la remplacer.
- Quel
sens pratique tout de même! Dis-je tout haut et je suis surpris par le
timbre de ma voix. Cette voix n’est pas la mienne ai-je l’impression et après une
brève hésitation je répète :
- Quel
homme pratique tout de même! Un peu plus haut mais je ne la reconnais
toujours pas et me dis que sans doute est-ce dû à l’écho du couloir et face à
la forte probabilité de cette hypothèse, me résigne à l’adopter non sans me
demander si j’avais déjà réellement entendu
ma voix. Une fois passé le coin du couloir en L, se dessine tout au bout la
porte entrouverte de la chambre de Léa et la lumière qui s’en dégage en
contre-jour m’empêche de clairement distinguer ce qui s’y passe et à l’instant
précis où je me frotte les yeux un nouveau grattement, plus long, se fait
entendre et je sais qu’il vient de cette chambre. J’attends ce qui me semble 30
secondes, peut-être une minute et durant ce cout intervalle, uniquement le
battement de mon cœur dans ma poitrine j’entends. Enfin je décide d’avancer en
glissant doucement sur le frais granito moucheté et, arrivé à hauteur de la
cuisine, hésite. Alternativement, je regarde la porte de la chambre puis celle
de la cuisine, la porte de la cuisine puis celle de la chambre et me dis que je
ferais mieux de sortir une bière du frigo et de laisser tomber tout ce bordel
mais quelque chose me dit que c’est
impossible. Je sais que je dois y aller. Je sens que je le dois malgré qu’il
soit plus prudent de retourner dans le salon, de remettre l’aiguille sur l’unique
album de Ma Banlieue Flasque et de m’enfoncer dans le canapé terracotta pour ne
plus entendre ce son…
@dem
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