Lamentablement affalé sur un transat incliné à 45°, sous
un parasol genre «on est sous les tropiques et kesskonslapète les mecs»,
ma main gauche tripote une coupe de Martini Vodka sans olive et le parasol
coupe mes jambes à un endroit où la chaleur se fait nettement ressentir. Je
laisse mon regard effectuer un lent traveling latéral sur la viande huileuse et
fumante en train de rôtir consciencieusement autour de la piscine tout en me
laissant bercer par la complainte obsédée des générations de vagues qui
viennent successivement lécher la plage quelque part derrière moi.
Wayfarer astucieusement perchée sur le nez, je décortique
tout ce qui bouge - du moins tout ce qui bouge et possède au moins deux
seins. Assise sobrement au bord de l’eau, une fille genre danseuse du ventre
mais blonde, se rafraîchit distraitement les melons, assez costauds il faut
bien le constater, tout en saluant un fantôme de la main. Je plisse les yeux
afin de mieux voir mais un gros allemand s’arrête devant elle et son dos est
trop rouge. Je déplie les jambes et tente de me redresser quelque peu mais
c’est difficile car d’une part une de mes mains s’accroche à son Martini Vodka
sans olive comme si c’était une question de vie ou de mort et d’autre part je
suis un peu bourré ; donc je dois renoncer au spectacle et autorise mon
regard à picorer de-ci de-là parmi les chairs brûlantes.
Boum ! 1,63m. 19 ans et demi. Peut-être un petit peu
moins. Ou alors un peu plus ? 85D moulé dans un top en lycra noir à
bretelles qui laisse l’œil du ventre contempler le monde. Pour le bas, boxer
barbouillé de motifs roses, noirs et d’un jaune indéfinissable. Peau de rousse.
Lèvres puissantes, charnues et très rouges laissant à intervalles régulières
éclater la bulle d’un chewing-gum goût menthe. Dents de la chance. Parfois,
très blanches, elles mordillent la lèvre inférieure. Les yeux sont dissimulés
derrière de grandes lunettes fumées Chanel et je sens qu’ils sont très beaux, félins.
De minuscules tâches de rousseur parsèment ses pommettes et taquinent le petit
nez qui se trouve au milieu. Elle est allongée en plein soleil sur un transat
qui, à la différence du mien, est totalement horizontal et pourvu de coussins
bordeaux à boutons. Une jambe est pliée et l’autre laisse déborder le pied, qui
ne doit pas dépasser le 36, du matelas. Au bout se balance une claquette rose
fuchsia trop grande. Un petit chat tigré dort à l’ombre sous la jambe pliée. Sa
chevelure châtain virant à l’auburn est cerclée d’un casque audio-technica
blanc et je me demande ce qu’elle peut bien écouter comme genre de musique.
Mon verre est vide et je songe tout à fait sérieusement à
retourner au bar le remplir. Je me redresse en deux temps et cette fois y
arrive, motivé sans doute par la promesse désaltérante d’une nouvelle coupe de
Martini Vodka bien glacée mais sans olive. Pourtant j’adore les olives... mais
pas dans le Martini Vodka. Debout je manque de me fracasser sur un dos vautré
dans le transat de gauche mais l’évite juste à temps. Je reste immobile un
moment, le temps de retrouver l’équilibre et de laisser passer une chute de
tension qui fait scintiller de petits flashs entre mes yeux et les Wayfarer qui
ne quitte jamais mon nez ; même la nuit. Surtout la nuit. Je contourne la
piscine et ne vois pas le beau brun plonger dans les fascinants ronds
concentriques turquoise pour la bonne et simple raison qu’il n’a pas au moins
deux seins. J’arrive à proximité du transat de la fille et observe mon ombre
grignoter ses pieds, remonter le long des jambes comme une caresse, conquérir
le ventre ferme et profond et s’arrêter sur son impitoyable 85D. Je remarque
que le pelvis est anormalement saillant.
Je profite un moment du spectacle puis tousse un bon coup
car elle ne m’a pas encore capté – ses yeux sont fermés, ni entendu à cause de
la musique qui pulse à fond dans ses oreilles.
Elle sursaute et ouvre les yeux.
- Heu… Bonjour… excusez-moi de vous déranger mais…
Elle grimace, soulève ses lunettes d’une main et de
l’autre repousse le casque et j’entends grésiller la musique.
- Pardon…?
- Excusez-moi de vous déranger. Je me demandais ce que
vous écoutez comme musique.
Elle hausse les épaules.
- Oh c’est juste un vieux truc français complètement
inconnu des années 70… vous ne connaissez sûrement pas.
J’ai un sourire en coin et un haussement de sourcils.
- Dites toujours…
Elle hésite, se penche et tripote l’adorable pré-exterius
de son pied gauche. Le chat se barre.
- C’est Eden Rose. J’ai trouvé ça dans la collection de
disques de mes parents.
- Ah oui Eden Rose sur le label Katema tenu par un
vendeur d’électroménager si je ne m’abuse…
Toujours debout entre elle et le soleil, je place mes
mains sur les hanches.
- Un seul album – On The Way To Eden, enregistré en Mars
70 rue Washington à Paris.
Elle redresse la tête et me regarde, plisse les yeux à
cause du contre-jour et sa lèvre inférieure pendouille lamentablement, ne
sachant pas trop quoi répondre. Je poursuis.
- … C’est pas mal. Assez intemporel comme musique…
surtout le son. Une sorte de rock psyché instrumental légèrement prog assez
bien foutu avec Henri Garella à l’orgue Hammond et Jean-Pierre Alarcen à la guitare
- des musiciens de studio qui ont notamment joué pour Cloclo ou Jacques Dutronc
et qui formeront plus tard le mythique Sandrose avec la chanteuse Rose Podwojny…
Bon matos…
Elle est complètement paf, se tenant toujours le pré-exterius
des deux mains.
- … eh ben, vous en savez des choses…
Un temps qui me semble une éternité.
- Puis-je vous offrir un verre ?
- Oui pourquoi pas… Je boirais bien un Martini Vodka...
Elle sourit en dressant l’index… avec olive.
Au loin un pylône solitaire m’ouvre grand ses bras…